Festival international du scoop d’angers

d’une autre vie, mais quelle ?

Nous sommes en 1947. C’est l’automne. Joë Bousquet vient de publier, courant 46, Le meneur de lune chez Janin avec 7 dessins originaux de Jean Camberoque et L’œuvre de beurette la nuit chez Montbrun. L’année d’avant c’étaient La connaissance du soir aux éditions du Raisin et Le médisant par bonté chez Gallimard. Là, il travaille au Roi du sel, texte méditerranéen qu’il a promis à Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud. Bousquet se plaint auprès de lui du désordre qui règne youporn dans sa chambre, dans sa vie. Il se plaint des multiples travaux auxquels il doit faire face, des nombreuses visites qu’il reçoit… Parmi ces passants et ces passantes, il en est une « jolie, qui vient me photographier trois fois par jour en train de me raser, de manger, de dicter un article et me laisse son reportage à écrire ». Voilà ce qu’il écrit à xvideos Jean Ballard autour xnxx du 15 octobre 1947.

On pourrait entendre là comme une plainte. Et l’on se tromperait.

Les pages que Bousquet va écrire pour Denise Bellon – vous aviez bien sûr reconnu notre photographe! – vont le surprendre lui-même. Le 15 octobre, il lui avouera qu’alors qu’il envisageait de n’écrire pour elle qu’un « reportage », qu’il s’est rendu compte chemin faisant qu’il était en train de rédiger « une sorte de testament dont l’aubaine ne reviendra sans doute xhamster jamais », « je n’ai qu’un droit redtube, lui écrit-il, celui de vous confirmer que quelques lignes de cet écrit, grâce à vous, m’ont surpris en pleine clarté et témoignent plus clairement que je ne saurais désormais parvenir, de ce que je souhaite, de ce que je voudrais être ».

« Aubaine », « surprise », manifestement, pour Bousquet cet écrit qu’il envoie à Denise Bellon comme « une lettre affectueuse » est à ses yeux important.

D’abord, il est la manifestation tangible de la manière dont il puisait dans ce qui le tenait à l’écart de quoi faire lien. De la manière dont il remontait au jour. Comment il arrivait à voir toujours plus clair en lui-même.

Ensuite, s’y trouve clairement XXX énoncé qu’on ne sait jamais quand on écrit où nous mènera l’écriture. Qu’écrire, c’est ouvrir des chemins menant toujours vers quelques « révélations que l’on se fait à soi-même » et des « révélations métamorphosantes », selon les mots qu’il utilise dans une lettre à Marie-Josèphe Rustan du 7 mars 1947. Or, c’est bien cela qu’il voulait : se connaître. Son ami, le philosophe Ferdinand Alquié, a écrit que son œuvre émanait « toute entière du désir inquiet et passionné de se connaître ». Toutefois, pour lui, l’écriture ne sera jamais un simple instrument de connaissance mais « un instrument subversif de connaissance ». Ecrire, pour cela, ne saurait renvoyer chez lui à une vision rétro-active et psychologisante, c’est-à-dire à un « qui suis-je? » mais bien plutôt à un « qui serais-je ».

Alors, certes on peut lire ces pages pour Denise Bellon dans leur stricte dimension autobiographique. On peut en relever les principales données : la « scène capitale » de la blessure; le baiser d’Houdard; les premiers tableaux de Max Ernst; Le refus de « la comédie de la rééducation »; La rencontre avec Claude Estève; le groupe des amis de Carcassonne…

On le peut mais j’aimerais vous proposer une autre piste pour entrer dans cette autre vie!

Cette autre vie, c’est celle dans laquelle il est entré fin 39-début 40.

Celui qui s’adresse à Denise Bellon dans cet écrit, celui qui se met à nu devant le fantôme de cette jolie jeune femme, selon l’affirmation de Kafka définissant l’écriture épistolaire, c’est celui qui a connu avec le retour de la guerre – le 3 septembre 39 – le retour de cela même qui l’avait brisé le 27 mai 1918 à Vailly. Une balle invisible l’atteignit à nouveau. À nouveau sa moelle saigna. Rouvertes les plaies vont livrer à nouveau passage à la mort mais en rétablissant en quelque sorte la continuité – continuité arrêtée par le fait qu’il croyait ses plaies guéries – elles vont se révéler être messagères de vie, laissant affleurer à leurs lèvres le souffle du possible.

C’est l’homme qui renaît de cette expérience là – Et qui entend « renaître différent » comme il le dira à Jean Ballard – l’homme d’un tournant, l’homme d’une troisième naissance qui écrit ces pages à Denise Bellon.

Il les écrit dans la lumière que lui ont donné ses nouveaux yeux, ceux ouverts par cet épisode de sa vie que j’ai coutume de nommer « une tourne » : la tourne de 39-40. Ce mot désigne jusqu’au XVIIIème siècle selon Alain Rey, ce qui est dû , ici ce qui est dû au tournant.

Cette tourne engage Bousquet dans cette autre vie où il ne s’agit plus d’oublier qu’il avait été blessé – ça c’était la vie d’avant, celle où il jouait à l’écrivain, celle de ses années lucifériennes, des significations fatales, des systèmes de coïncidences, remplies de mancies poétiques – mais bien de tâcher de s’en souvenir. Cette autre vie est celle d’une expérience cruciale dans laquelle Bousquet s’engage. Soit cette « entreprise difficile de faire avec (son) cœur le cœur de (sa) vie, de ne plus distinguer (sa) volonté de (son) destin », ce sera « ne plus faire languir à ce qui est l’assentiment de (son) vouloir », ce sera vouloir ce qui est, soit la blessure. Et vouloir la blessure, ce sera y « porter son amour », l’aimer, « lui donner son poids de vie dans le passé, jusqu’à y reconnaître un bienfait ».

C’est cela la tourne de Bousquet.

Le mot dit le tour, la torsion. Il engage une tournure, soit une manière de passer.

D’abord, c’est passer d’un monde où la blessure a un sens – pour la pensée – à un monde où elle est sens – pour la vie , c’est-à-dire passer d’un monde où l’on cherche un savoir au sujet de la blessure jusqu’à étouffer celle-ci sous celui-ci, à un monde où elle est savoir, quand bien même il ne se saurait pas selon les critères du précédent savoir.

Ensuite, c’est passer d’un monde où l’on n’a affaire qu’à des faits bruts – alors la blessure de 1918 n’est qu’un accident – à un monde où voulant et aimant sa blessure, Bousquet va ouvrir celle-ci jusqu’en libérer la part immaculée, sa « perfection » et son « éclat ». C’est passer d’un monde où les faits reçoivent de nous leur définition – ce qui est tuer la vie d’où ils viennent! – à un monde où ce sont les faits qui nous définissent, et donc passer d’un monde où l’homme se croit, mais d’une manière tout imaginaire, l’auteur de sa vie à un monde où il n’est plus que le produit des « faits cardinaux » de sa vie. De l’accident qu’il ne pouvait que subir, Bousquet va tirer un événement, soit cela dont il pourra hériter. Cette notion d’événement va devenir tout à fait centrale chez Bousquet. Il écrira dans Le meneur de lune cette phrase étonnante : « Ma mère ne me reconnaîtra plus, maintenant que ma blessure est entrée dans mon cœur. »

Enfin, c’est passer d’un monde où l’homme n’est plus le sujet mais l’objet de ce qui lui advient. D’un monde où le je est sujet et la blessure attribut à un monde où le je devient attribut tandis que la blessure devient, elle, sujet: « la blessure n’est pas ton attribut, écrira Bousquet, tu es l’attribut de ta blessure. » Ce n’est pas le moindre effet de cette tourne que de déstabiliser le verbe être! Décentré, voilà qu’il cède le pas au verbe devenir : « j’aurais été blessé, je devenais ma blessure », écrira-t-il.

C’est l’homme engagé dans ce devenir qui écrit ces pages pour pour Denise Bellon. Il est le fruit d’une tourne qui fonde la morale dont il dira dans sa Confession spirituelle de 1948 qu’elle est « dure, âpre…qu’elle nous impose comme seul principe d’existence entière le fait qui nous advient, quel qu’il soit; tient que seul cet événement est réel et qu’il nous appartient d’en accomplir la perfection et l’éclat ». C’est à cela que va s’attacher Bousquet dans les quelques années qui lui restent à vivre.

Bousquet va ainsi « faire cortège à ses sources » comme le demandait René Char, sources qu’ils situaient tous deux « aval », là-bas, devant, plus loin, ailleurs. Toujours ailleurs

Regarder – voir

Dans le texte qu’il destine à Denise Bellon, Joë Bousquet fait paraître ce lieu auquel fut rivée sa vie d’infirme, cette chambre de la rue de Verdun, comme « un cercle de clairvoyance (…) », comme figure d’une « cité » qui ne se confondit jamais avec un « groupe littéraire ». « Il n’y a pas d’œuvre de l’homme seul », dit-il enfin. La substantialité d’une œuvre ne s’éprouve-t-elle pas dans les rencontres dont elle est issue et dans celles qu’elle engendre. L’homme immobile procède à » des arrangements admirables (…) ceux qui semblent créer du temps au lieu d’être créés par lui ».

Il s’agit bien, ici, youporn d’une rencontre singulière : celle du « grand œil froid » d’une femme photographe, et d’un écrivain pour lequel voir fut toujours source de questionnement privilégié. Qu’en est-il de l’événement photographique, de ce qui fixe en une posture définitive, un état du vivant qui fut ? Cette question est nécessairement posée par toute photographie non anecdotique, non informative. Et elle ne saurait ici manquer d’être reliée à une interrogation propre à Bousquet : celle de l’identité, ou plus exactement, du vacillement ontologique de toute identité. C’est pourquoi le texte adressé à Denise Bellon retient toute l’attention, c’est à-dire soutient le regard posé sur xhamster les photographies. Car il fait surgir le paradoxe même de l’échange et de la rencontre : ce que donne-à-voir Denise Bellon – ce qu’a laissé voir Joë Bousquet – une certaine image, une icône, s’accompagne d’un texte sur le hors-de-soi, sur l’absence d’existence individuelle, sur ce qui sépare l’homme de son image. Si la photographie est saisie, capture, elle inspire à Bousquet une réflexion sur les thèmes majeurs de cette dernière période de sa vie : réflexion sur la des-individuation, sur l’accidentel, sur l’ego emprunt toujours provisoire. Beau paradoxe, donc, que ce xvideos « testament » qui, à une photographe, dit l’absence au cœur du visible. Mais l’art de Denise Bellon sera sans doute de faire advenir cette invisibilité là au cœur de l’image, de savoir- savoir platonicien- ce qui sépare l’icône de l’idole… l’ eikôn, la bonne image, ouvre la voie vers l’Idée ; l’ eidolon la ferme, dans la négation de la distance, de la différence où s’origine la représentation.

Je m’attarderai un instant sur la période de la rencontre, années d’après guerre. Alain Freixe a montré l’entrée de Bousquet dans sa troisième vie, la « tourne » des années 39/40. La blessure saigne de nouveau, et ce saignement scelle, d’une certaine façon, la reconnaissance définitive de l’accident qui a engendré le sujet dans l’Etre, qui conduit enfin ce sujet à devenir sa vérité. Le corps vivant – parce qu’il est de nouveau écoulement de sang – témoigne en sa blessure de l’exigence redtube de renaître. Ce re-naître configure l’être dans la forme qui a toujours- déjà été sienne, mais dont la vie passée le séparait encore.
Période-clé, donc, où, pourrait-on dire, Bousquet devient « l’hôte de soi-même » (en rappelant, bien évidemment, que ce « soi-même » est toujours exilé de soi). C’est donc à la lumière de cette troisième vie qu’il faut approcher la rencontre Bellon-Bousquet. Et je l’associerai à une autre rencontre, inscrite dans un registre différent, mais marquée d’un même souci, d’ « exploration de la vie par ce que la vie a de plus invécu, de moins usé, de moins recraché ».

Cette rencontre est celle de Joë Bousquet et de Marie-Joseph Rustan, dont attestent 27 lettres échangées entre 1944 et 1948, la majeure partie XXX de la correspondance se situant dans l’année 1946. Dans sa lettre à Denise Bellon du 9 juin 46, Joë Bousquet fait mention de Marie- Josephe Rustan. « Une étudiante qui prépare, par goût du malheur, sans doute, une thèse sur moi. « Quelques mots sur Marie-Josephe : cette jeune femme, après des études de lettre et un doctorat à la faculté de droit de Montpellier, souhaite se consacrer à la critique littéraire ( elle sera une collaboratrice des Cahiers du Sud). Le projet d’une thèse sur La poésie de Joë Bousquet se précisera peu à peu, les premières lettres se présentant avant tout comme demande de conseil sur les propres textes de la jeune femme. En quoi associer ici Bellon et Rustan ? parce que, me semble-t-il, à l’une et à l’autre, Bousquet se donne-à-voir, c’est-à-dire à lire. Et la correspondance importante qu’il entretient avec l’une détermine les conditions de possibilité d’une lecture de son œuvre, fait état de ses lignes de force. Or, le texte adressé à Denise Bellon, dans sa concision même, relève d’un même souci : l’élucidation de « ce qui est plus ou moins en panne derrière mes écrits », ou pour le dire autrement, comment faire lumière de « ce banc d’ombre que je suis ». A ces deux femmes, correspondantes singulière auxquelles ne le lie pas un rapport amoureux, Bousquet parle « du plus lointain d’une autre vie », pour qu’apparaisse le sens de ce en quoi il « ne figure que comme un signe ».

Marie-Josephe Rustan demande à Bousquet comment le lire ; Denise Bellon appelle, par la capture ironique, le testament du « comment voir » ? A l’une et à l’autre, il commence par donner « des faits », écrivant le 13 juin 1946 à Marie-Josephe « Retenez ces faits qui n’ont grandi en moi qu’à la longue ». Ces faits, nous les connaissons, et nous en connaissons l’Inaugural :la chute du 27 mai 1918, à Vailly, à 7 heures du soir, le baiser sur la bouche donné par Houdard « qui a le pouvoir de faire durer l’agonie jusqu’à l’illumination de l’âme ». S’ouvre alors une existence de blessé, mais une existence qui ne s’est pas encore reconnue dans sa forme. Une existence que Joë Bousquet, rassemble ainsi « je deviendrai sec, concret. J’ai travaillé, écrit, j’ai vécu de la vie des revues (…). Je suis membre de quelques jurys littéraires, quelques rédacteurs, quelques éditeurs veulent bien m’écouter ou publier mes livres. Si ce devait être tout, ce ne serait rien. »

Pour Marie-Josephe Rustan, il dresse le portrait d’un écrivain inclassable, irréductible à toute catégorisation. Et ce moment de l’écriture, ce dialogue qui est le lieu de la pensée-en-acte, fait advenir l’essentiel : la réponse à cette question : que faire de ce qui nous dé-fait, autrement dit comment se rapporter à l’accident dont l’être naît ? Il convient donc de traverser les faits, d’instaurer une relation différente avec l’événement, de comprendre de quelle totalité ils ont la lueur. Dans une lettre du 21 août 1946 à Marie-Josèphe Rustan, Bousquet écrit son « besoin à contenter de communiquer une expérience. Mais une apparence sans lien avec ses signes visibles : inimaginable, au sens exact et sans surcharge affective. »

Apprendre à voir ce dont le visible n’est que le palimpseste, apprendre comment les événements nous créent : c’est autour de ces concepts majeurs que Bousquet entre en coïncidence avec lui-même, car cette mise-en-coïncidence est découverte de l’altérité congénitale, dont la blessure -réelle- est le signe. L’exil est premier. Après avoir joué à être soi, il faut devenir l’accident qui nous expulse de nous-même pour enfin exister en vérité, et non plus dans une posture empruntée.
La lecture comparée des lettres à Marie-Josephe Rustan, et du « testament » adressée à Denise Bellon est révélatrice de ce qui occupe désormais l’écrivain. « Ma blessure était une abstraction. Je la réduisais à ses données matérielle. Là était la faute (…). Au lieu de t’accommoder de ton mal ; de transiger avec lui, deviens-en la perfection et l’éclat, donne toute la hauteur d’un homme à ce qui n’était qu’un fait brut… »

La tâche indiqué par Bousquet, la tâche à accomplir est la construction d’une sémiologie de l’accidentel, et cette tâche est éthique. Le « cas » Bousquet est un non-lieu pour Bousquet. Il n’a été le sien, écrit-il pour Denise Bellon, « qu’accessoirement ». Il y a tenu » la place d’une image », il y a « figuré comme un signe ». Cette affirmation en induit une autre : « je n’ai pas eu d’existence individuelle. Je n’ai été que l’ombre d’un fait à revêtir de sa perfection et de son éclat ». Nous héritons des événements pour découvrir l’a-topie du sujet, pour découvrir qu’il n’y a pas de subjectivité individuelle. L’ego est « un produit de remplacement ». Chacun incarne la déchéance de celui qu’il porte… nous sommes l’ange du revenant que nous sommes, et Bousquet revient désormais à ce qui lui advient pour en dés-ensevelir le sens, pour faire rayonner, dans le langage, la source noire de toute parole. La déprise de soi ancre dans l’Etre, elle fait-sens du signe que je suis : et cela suppose, selon les termes d’Une autre vie « une diète de l’imagination », un engagement dont la troisième vie est l’accomplissement. Il me paraît nécessaire – sans le développer ici- de rappeler ces lignes du Livre Heureux , du 9 août 1944 : « Le poète se défie du grand jour. Il ne se résigne pas à voir les choses à sa lumière : mais il sait qu’en SE DEROBANT A LUI-MEME LA VISION ECLAIREE DU MONDE REEL il verra dans un éclair les rapports véritables entre les objets (…) Si la lumière avait son berceau dans la mer, c’est en se volant elle-même qu’elle verrait où retrouver son gîte. « La méditation de l’événement englobe une phénoménologie du voir. Bousquet est un ouvrier de l’œil (comme ces « ouvriers du regard viscéral », Dubuffet, Fautrier, Ernst qu’il évoque à Denise Bellon), et « la diète de l’imagination » est non pas annulation du voir, mais condition de visibilité d’un voir-enté-sur-ses-sources.

Nous revenons au paradoxe -éclairant- du texte destiné à Denise Bellon :saisi par « le grand œil froid », Bousquet se donne-en-image,il demeure image. Mais c’est à une photographe qu’il dit la défaillance de toute image de soi. C’est précisément cette défaillance qui ouvre, dans l’image, la sauvegarde de l’invisible, la non-coïncidence de ce qui est vu et de ce qui fait-voir. Je trouve un écho de cette ontologie dans les réflexions de Barthes : l’interrogation de l’essence de la photo est inséparable ,pour lui, du « Pathétique ».La Photo ne nous retient pas par sa dimension de studium, registre,registre du témoignage, de l’informatif ; non, il y a dans la photo un punctum, un élément qui » me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » et en ce sens, le cœur de la photographie, c’est la « blessure » (le terme est de Barthes.
Je crois que Denise Bellon, dans le regard qu’elle pose sur Bousquet, accomplit la photographie comme « pensivité », pourvoit la photo « d’un champ aveugle ». En cela, elle est bien la destinataire de cet écrit, l’échange de regards se soutenant toujours de son illimitation. L’image de soi, qui est nécessairement masque, convoque la « lettre affectueuse » d’ une autre vie. Comment le dire mieux que Bousquet : « A la source de la lumière que je vois est la réalité de l’ombre que je sais. »

Joë Bousquet et le surréalisme dans Le sème chemins

par Serge Bonnery

« La poésie, je le veux bien, est un instrument de connaissance, mais un instrument subversif de connaissance », écrit Joë Bousquet dès les premières pages d’un cahier rédigé dans les années 1947-1949 et publié aux éditions Rougerie sous le titre Le sème chemins. Arrêtons-nous un instant sur la signification de l’adjectif subversif. Etymologiquement, il vient du latin subversum (qui renverse, détruit l’ordre établi), lui-même issu du verbe subvertere (renverser, RETOURNER).

L’idée de subversion renvoie à deux notions : celle de destruction et celle de retournement, intimement liées, croyons-nous, dans la pensée de Joë Bousquet. L’homme foudroyé et détruit qu’est Joë Bousquet se trouve en effet très directement confronté à la perspective de sa reconstruction qui, pour lui, constitue la chance unique d’une survie possible après la blessure. Autant dire que, pour Joë Bousquet, la reconstruction revêt un enjeu capital : touché dans sa chair, Bousquet, s’il veut se survivre, n’a pas d’autre choix que de se bâtir un corps spirituel sur les cendres de son corps mutilé. L’écriture et, plus largement, la poésie, seront les outils majeurs de cette ré-élévation, dont on sait qu’elle prendra chez Bousquet la forme d’une révélation tant il est vrai qu’il renaît à lui-même par le langage qui lui tient lieu de corps, mais de corps glorieux au sens où il se dépouille peu à peu de la forme qui primitivement était la sienne. La poésie, pense Bousquet à la fin de sa vie, « dissout tout ce qui empêchait un homme d’être lui-même conscience de la vérité » . On ne saurait être plus clair sur la fonction attribuée à l’activité poétique et qui, en l’occurrence, n’est pas sans rappeler les opérations (al)chimiques de dissolution des corps premiers d’où jaillira l’or du temps, pour reprendre l’expression chère à André Breton. La destruction de l’ordre établi était inscrite très clairement dans le projet surréaliste, à tout le moins dans sa dimension sociale et politique. Il s’agissait, pour André Breton et ses amis, d’en finir avec des valeurs jugées désuètes et, comme on fait du passé table rase, de reconstruire le monde sur les cendres d’une civilisation épuisée. Joë Bousquet ayant vu que toute construction de soi passe d’abord par une étape de destruction (la naissance est toujours précédée d’une mort), on comprend qu’il se soit senti proche du surréalisme qui prônait la subversion comme indispensable à l’éclosion d’un homme nouveau. Une différence doit cependant être notée : l’idée de subversion que les surréalistes inscrivent dans leur projet politique, Bousquet l’éprouve dans sa chair. Elle lui est imposée par sa blessure même et ne saurait le conduire qu’à une expérience purement intérieure. Ceci explique la nature des rapports qui vont s’instaurer entre le mouvement d’André Breton engagé dans un processus collectif et Joë Bousquet confronté, dans l’évolution qui lui est propre, à une lutte au coude à coude contre une menace permanente d’anéantissement. Ces rapports, pour amicaux et solidaires qu’ils furent (Bousquet signe tous les manifestes surréalistes), n’en demeurèrent pas moins distants à l’égard du mouvement lui-même (Bousquet entretient par ailleurs des relations privilégiées avec certains membres du groupe comme Paul Eluard, Louis Aragon, Max Ernst, René Magritte et Hans Bellmer).

Bousquet veille. Comme ces sentinelles postées aux abords des tranchées, la nuit, il scrute le noir horizon de ses angoisses, cherche à percer l’obscurité où la mort est tapie. Il doit la surprendre pour l’épouvanter et parvenir à maîtriser l’œuvre de destruction qui opère en lui, ses souffrances physiques sont là pour le lui rappeler quotidiennement. D’où toute l’attention accordée à « cette chance de survie qui personnifie intérieurement la conscience en la faisant douter que la personne soit ». La dissolution poétique introduit Bousquet dans un langage élaboré au moyen d’images mentales, ces « vues de la pensée », produits de la conscience « où le passage du poète fait apparaître du creux ». Très vite, Joë Bousquet acquiert la certitude que sa reconstruction passe par un mouvement de retournement. Cette idée conditionne les rapports que l’homme entretiendra désormais avec le réel : « Voir les choses comme on entrerait en soi-même », écrit-il, et cela implique un nouveau mot d’ordre : « Tout ce qu’une créature tient pour réel est à surréaliser ». Ne nous méprenons pas sur le terme : le surréalisme de Bousquet induit une traversée, celle du corps blessé, traversée de l’apparence pour atteindre l’image de la réalité où se dissout tout ce qui fait obstacle à « la conscience de la vérité ». Il sait « qu’il n’est pas d’apparence à quoi (l’homme) ne rêve de se donner jusqu’à en devenir lui-même l’image ». Et Bousquet ne peut vivre cet affrontement qu’en terme d’impossibilité : « Il dit au poète qu’il a à vivre son impossibilité. Il doit exister comme pressentiment lui-même, comme futur de son existence ». Essayons de sonder ce futur. Bousquet « n’est pas encore mais il a à être plus tard ». Il précise immédiatement sa pensée, dans le fil ininterrompu de la phrase : « A être déjà comme ce qui sera plus tard, dans un pas encore qui constitue l’essentiel de son deuil ». Atteindre ce pas encore, cette promesse, cette espérance, passe par la dissolution du corps dans le langage : « Ton corps se dissout, traverse ce que tu pressens de ce que tu es ». Mallarmé avait déjà situé l’activité poétique dans un « plus tard » ou un « jamais » qui conditionnait à ses yeux la nature même du livre dont les traces écrites ne seraient que le pressentiment. Dans Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, Mallarmé donne à voir très clairement ces jalons arrachés à la nuit obscure en vue du Livre, toujours rêvé, approché, mais jamais accompli. Si le poète dans sa traversée du réel se retrouve face à l’impossibilité de concevoir le Livre dans sa forme définitive, c’est sans doute parce que, comme le perçoit Joë Bousquet, « la vie est hors de toute forme », saisie seulement par éclats, dans l’écorché de la blessure qui saigne, donnant naissance à ces images mentales caractéristiques de l’écriture de Bousquet et dont voici un seul exemple choisi pour sa pureté : « L’oiseau-cerise est de retour, cheval volant, souliers de terre ».

Une telle phrase, le surréalisme ne l’aurait pas reniée, loin s’en faut. Elle aurait même toute sa place dans Les champs magnétiques ou Poisson soluble. Convenons qu’au moins sur le plan de la forme, Joë Bousquet a fourni au mouvement surréaliste l’une de ses contributions les plus lumineuses. Mais, comme le note René Nelli , si Bousquet a vu dans le surréalisme « une grande expérience libératrice qui l’avait rendu à lui-même », il n’adopte pas pour autant tous les principes d’André Breton. Bousquet, en raison même de l’enjeu majeur que présentait pour lui la reconstruction de l’être par le langage, ne pouvait s’abandonner aveuglément aux vertiges de l’écriture automatique même si l’on peut penser qu’il utilisa cette technique, au moins lorsqu’il écrivait sous l’effet de l’opium. Les sympathies de Bousquet vont plutôt à « une poésie où l’automatisme verbal est contrôlé à la fois par l’inspiration et par le souci d’un certain style capable de retenir dans les mots le ton même de la voix » . Un style : voilà l’outil indispensable par lequel le poète instrumente sa propre transfiguration et dont les techniques, insiste René Nelli, se veulent « plus lucides » par rapport à la confiance que placent les surréalistes dans l’automatisme brut, non corrigé. Au contraire d’une écriture automatique sur laquelle il n’est pas question, pour André Breton, de revenir (encore qu’il reconnaîtra les résultats décevants de certaines expériences), l’écriture de Bousquet « toujours extrêmement élaborée, exige le maximum de conscience claire, même lorsque ce qu’il s’agit d’exprimer est un état qui échappe à l’analyse » . Et ceci se conçoit, pour la raison que la traversée du réel dans laquelle Bousquet s’est engagé est rien moins qu’une entreprise de vérité dont la fin est « la reconquête de l’Etre ». Une organisation du langage devient d’autant plus nécessaire que « l’obscurité est l’instrument » même par lequel l’Etre sera manifesté. De même qu’il doit contrôler l’œuvre de mort dont sa blessure est l’incarnation, Bousquet doit trouver le style qui donne corps à son langage reconstructeur. Joë Bousquet ne peut réaliser autrement que par l’élaboration d’un style la transformation du réel. Il ne peut le surréaliser qu’aux moyens d’une poésie « qu’il sait être immanente aux choses dans un langage qui écrase l’imaginaire sur le réel lui-même pour transformer celui-ci en un système d’images hallucinatoires ».

L’énoncé mérite qu’on s’y attarde. Par poésie immanente, il faut entendre une poésie qui réside dans les choses mêmes. Bousquet, souligne René Nelli, était attentif à « la dictée pure de l’événementiel », cherchant à « capter la poésie dans les faits », ce qui était aussi une préoccupation des surréalistes. La poésie immanente telle qu’elle est conçue par Bousquet renvoie l’homme (et le poète qui, de toute évidence, ne font qu’un) à l’essence même des choses qu’il atteint en les traversant. Mais surtout, l’énoncé tel qu’il est formulé par René Nelli donne la clé essentielle pour comprendre la fonction du langage chez Bousquet qui est d’écraser l’imaginaire sur le réel. Il s’agit là d’une opération proprement alchimique de transformation par contact. Ecraser l’imaginaire sur le réel, c’est provoquer la fusion de l’un par l’autre et, enfin, de l’un dans l’autre. La transformation ainsi espérée donne naissance à un corps nouveau, réveillé de son néant et qui apparaît au lecteur-témoin sous la forme d’une accumulation d’images mentales que Bousquet utilise pour « susciter un réel qu’il engage ipso facto dans l’imaginaire » : tel est, à notre sens, ce qui caractérise le style de Joë Bousquet. Un style dont l’éventail est ouvert, ainsi que le souligne René Nelli, « allant du discours strictement expressif et d’une rigueur presque scientifique à l’anti-langage (issu des profondeurs poétiques) qui ne signifie rien, mais révèle tout ». Le rôle que l’écrivain va assigner à son style dans le processus d’édification de son moi surréalisé, Bousquet le définit ainsi : « Pour devenir un autre, il faut que je donne une forme durable à ce qui me faisait celui qu’en ce moment je suis encore. Le style approprié à ce dessein, je finirai par le trouver, clair, persuasif, solide ». Et ce dessein, nous le connaissons : il s’agit, pour Bousquet, de « ne pas être celui que je suis ». Nous voici face à la mise en perspective d’un corps mutilé dans un être de langage qui s’élabore au fil d’une écriture spiroïdale, revenant sur elle-même, dans un mouvement perpétuel de décomposition-recomposition qui se caractérise par son inachèvement. Pour Bousquet, l’inconscient est « l’individuel indomptable » d’Héraclite. En opérant simultanément une synthèse et une analyse approfondie des éléments de la réalité en tant qu’elle est traversée, il pose la question de l’incréé au regard de l’illimite considérée comme la mesure de l’être. « La grandeur d’un écrivain réside dans les œuvres qu’il nous laisse à achever » : avec Bousquet, le statut du lecteur est fondamentalement changé.

Ce dernier, en effet, n’est plus considéré comme le simple témoin d’un langage s’élaborant mais il devient le regard par lequel le poète sonde le mystère de sa propre nuit intérieure. Si, pour Bousquet, la réalité est par définition surréelle, le langage ne peut revêtir qu’un caractère surréalisant : entendons qu’il est à la fois l’instrument et le lieu même de sa propre transfiguration. Onze mois avant sa mort, à la Toussaint de 1949, Joë Bousquet confie au dernier feuillet de son cahier : « Consterné de ne plus savoir assez transformer mon style ». Aveu d’impuissance ? Nous ne le croyons pas. Constat de l’impossible, plus sûrement, mais un impossible tendu vers ce « plus tard », ce « pas encore qui constitue l’essentiel » et dont le poète porte le deuil dans son corps déchu. Appelé à renaître sous la poussée du langage, l’écrivain ne dispose que de son style pour hisser son être vers son corps lumineux. Ainsi, tissant sa toile dans l’obscure angoisse de l’incertain et du fragile, Joë Bousquet nous protège de nos morts par inadvertance en désignant « l’instant vécu dans l’irréel » comme « notre étoile ». Guetteur inlassable, Joë Bousquet nous a appris que la poésie est la recherche « d’un sens du langage qui soit aussi le sens de l’être ». Ce langage, il est clair qu’il n’a pas d’autre but que de surclasser l’homme par la réhabilitation d’une surréalité dans laquelle André Breton voyait lui-même le territoire d’une réalité absolue. Celle où doit s’accomplir l’opération de dissolution par quoi le réel et le rêve seront un jour fondus l’un à l’autre, pour l’éternité.

Vente Breton, un goût amer

Après l’article d’Harry Bellet dans Le Monde. Je n’y peux rien : le 7 avril, , c’est le jour de mon anniversaire. Je n’y peux rien : je fais 42 ans cette année. Je n’y peux rien : la vente des collections d’André Breton débute ce même 7 avril à l’hôtel Drouot. Je n’y peux rien : Breton conservait ses collections au 42 rue Fontaine. Ce 7-42, ce n’est pas mon 49-3. Il n’a aucun pouvoir, il n’imposera ni n’empêchera rien. Juste une concordance de chiffres. Je n’y peux rien. Ce que je peux, par contre, c’est m’indigner du cynisme qui entoure cette vente. Je l’avais déjà dit dans le texte envoyé dès fin décembre 2002 à Laurent Margantin et François Bon : cette vente sera cynique, à l’image de notre époque. Et ce cynisme, il transparaît encore dans l’article de Harry Bellet, collaborateur au quotidien Le Monde, quand il écrit (édition du 8 avril) : « Après l’annonce de la vente en décembre 2002, une pétition est lancée qui regroupe très vite plusieurs milliers de signatures, modestes quidams ou plumes prestigieuses. Qu’un des auteurs du texte ait jadis été chassé avec pertes et fracas par Breton, qui le soupçonnait de tenter une réconciliation avec Aragon, ajoute du sel à la chose. Tous, amis et ennemis déclarés, traîtres démasqués, crapules staliniennes ou hyènes dactylographes, amoureux authentiques et sincères, se sont unis pour protester, et, comme le constatent les pétitionnaires eux-mêmes, « peu à peu le surréalisme et l’œuvre d’André Breton se révèlent être le dénominateur commun de plusieurs artistes et courants de pensée ». Eh oui, jusqu’à la Société des gens de lettres… » Je ne me considère heureusement pas comme une plume prestigieuse. Il me reste donc à me ranger parmi les modestes quidams. Ce qui me va très bien. C’est la réalité. Amoureux authentique et sincère ? Je pourrais me glisser confortablement dans ce groupe. Mais je m’y refuse parce que ce serait trop facilement me distinguer des « traîtres démasqués », des « crapules staliniennes » et des « hyènes dactylographes » qui, comme moi, ont signé l’appel lancé par Mathieu Bénézet, François Bon et Laurent Margantin. L’acte de signer une pétition est par définition individuel. Il n’empêche que cela unit, au moins face à des propos quand ils deviennent méprisants et insultants. Harry Bellet, mon cher confrère, je vous le dis : ce paragraphe de votre article est injuste. En matière de « hyène dactylographe », vous venez hélas de démontrer que vous en connaissez un rayon. Puissiez-vous cependant dormir en paix et que cela ne vous trouble. Nous sommes quelques uns, modestes quidams, à demeurer en éveil, juste pour faire contrepoids à des tombereaux de bêtise.

Un goût amer. Nous assistons impuissants à une dispersion qui est le fruit de l’indifférence : celle que le pays du surréalisme a réservé à son inventeur. Elle est aussi le fruit d’une incompétence : celle dont ont fait preuve les ministres de la culture de ces quarante dernières années, aucun n’ayant trouvé la solution qui aurait permis de sauver les collections d’André Breton. Harry Bellet est libre de donner à lire sa vision des choses. Contestable, en ce qui concerne les signataires de la pétition, je pense qu’elle l’est. Tout aussi librement, je la conteste donc. Mais son article – personne ne peut l’occulter – commence par cette analyse : « La vente du contenu de l’appartement de la rue Fontaine, où vécurent André Breton et sa dernière épouse, Elisa, devient, mais un peu tard, une affaire d’Etat. Le ministère de la culture a tenté, ces derniers jours, de persuader Aube Elléouët, la fille d’André Breton et de Jacqueline Lamba, de retirer des enchères ceux des manuscrits du poète qui n’avaient pas déjà été donnés à la bibliothèque Doucet. Trois coups de fil tardifs, comme s’il appartenait à Aube de pallier soudain quarante ans de carence de l’administration et des acteurs successifs de la politique culturelle. Trois coups de fil patelins, après qu’elle a fait don de trois œuvres majeures, la Danseuse espagnole, de Miro, le Portrait d’Hitler, de Brauner, et Arcane 17,de Matta. Plus le bureau de son père, avec tous les objets qui l’entouraient. Certes, elle avait par avance refusé l’idée d’une quelconque cérémonie de remerciements. Mais, là, le culot est immense… L’Etat est comme cela : on lui tend la main, il aimerait encore vous manger le bras ». Et cette analyse, mon cher confrère, je la pense juste. Je la partage donc. J’y vois le signe de votre indépendance d’esprit. Il fallait que cela aussi soit dit.

De même, je partage le désarroi exprimé par Mme Aube Elléouët Breton, la fille du poète (cf. Le Monde du 7 avril) qui n’a cessé d’appeler de ses voeux une autre solution que la mise aux enchères pour le devenir des collections de son père. Son texte m’a profondément touché. Il est juste. Cette vente est un crève-coeur. Que voulait Breton lui-même ? Nul, en effet, n’est fondé à faire parler les morts. Mais le fait, précisément, qu’il n’ait laissé de son vivant « aucune instruction sur le devenir de sa collection » laissait toutes les portes ouvertes à ce devenir. La dispersion m’attriste, comme m’aurait attristé une muséification. J’ai écrit, en décembre dernier, que la question de la sauvegarde du 42 rue Fontaine aurait pu être une occasion unique d’inventer une forme de sauvegarde, hors des schémas que l’on ne cesse de reproduire aveuglément. Cette chance est passée. Elle ne se représentera pas avant longtemps. Je consacre beaucoup de mon énergie au centre Joë Bousquet installé à Carcassonne dans la maison même où vécut le poète. Comme moi, nombre de passionnés souhaitant faire vivre et rayonner des maisons d’écrivains peuvent le regretter. Sans lieu, sans repère palpable, la mémoire s’effrite, l’esprit se dilue. L’objectif de tuer le surréalisme remonte à la création même du mouvement. C’est une tâche de longue haleine et ceux qui la conduisent, sournoisement, prendront tout le temps qu’il faudra et useront de tous les moyens pour parvenir à leur fin. Cette vente est une étape décisive, un tournant, une victoire pour les ennemis du surréalisme. On les reconnaît, sous d’autres traits, dans les tenants de la pensée unique, dans les zélés serviteurs et commis à la solde des pouvoirs. Cette vente est une défaite pour les amis du surréalisme et ce qu’il continue à représenter de dangereux : un rempart pour la liberté.

Mme Aube Elléouët Breton écrit : « Toute sa vie, Breton a acheté, vendu, échangé, donné des œuvres de la rue Fontaine. Professant le plus grand mépris pour l’argent, il a su l’utiliser pour faire connaître ou circuler les œuvres, notamment chez les collectionneurs qu’il conseillait. (…) André se passionnait autant pour une pierre ou un papillon que pour un Miro ». Le crève-coeur de cette vente chez Drouot, c’est que les collections de Breton sont happées par le seul appétit de l’argent et souillées par le cynisme des marchands. Cette vente, c’est la seule réponse possible de la société capitaliste à une question qui la dépasse. Nous ne vivons plus dans une société d’invention, mais dans une société de reproduction, une société qui – faut-il s’en étonner ? – a soigneusement marginalisé la création et la poésie pour les réduire, comme la culture en général, à des objets de consommation. C’est la leçon que je veux tirer aujourd’hui du triste épisode au goût amer que nous vivons.

Maintenant que le 42 rue Fontaine s’en va, il faut retrouver des forces. « Il n’a jamais été aussi nécessaire, pour l’honneur de l’Esprit, dût leur influence ne s’exercer que dans le désert, que soient encore suscités des hommes qui reprennent sans fin, avec cris de révolte et éclairs de poésie, la Protestation d’André Breton », avait écrit René Nelli au lendemain de la mort du poète, en 1966. Cela me paraît, chaque jour davantage, d’une bouleversante actualité. Cela, personnellement, continuera d’être au centre de mon combat.

Le XXIème siècle commence bien

Ca vous étonne, la dispersion des collections de la rue Fontaine ? Moi, pas. C’est, au fond, très logique. Ne sommes-nous pas entrés depuis longtemps déjà dans l’ère de la dispersion ? Dans l’ère de l’oubli ? Dans l’ère de l’argent tout puissant ?

Ce qui est réconfortant, face à cet état de fait, c’est ce qui s’exprime sur le site remue.net. A savoir un sentiment partagé, entre révolte et écoeurement. Ne pas rester les témoins silencieux d’une dilapidation : c’est bien le moins, une manière aussi d’assumer notre impuissance à arrêter cela. Prendre la parole, c’est aussi se dresser contre. Alors, disons ensemble notre refus quand quelque chose d’important va se perdre à tout jamais.

Ce qui se perdra dans cette vente, c’est la beauté du geste qui consistait à rassembler pour faire sens, et le sens même de cette beauté. Précisément, en quoi Breton faisait œuvre d’art à travers ses collections. Ce qui se perdra, c’est beaucoup du sens de toute une vie. Dans cette vente, s’affronteront deux forces contraires. L’une éparpille et renvoie au néant. L’autre, en rassemblant, crée du sens. On sait déjà laquelle des deux vaincra.

Les collections de Breton n’ont de sens que rassemblées. Dans son article pour Le Monde du 22 décembre 2002, Michèle Champenois le dit très bien quand elle écrit : « Le grand mur de l’atelier où Breton composait, avec livres, sculptures, peintures, photographies, selon les correspondances intimes qu’il décelait entre ces éléments, un tableau vivant de ses panoramas intérieurs… ». Avec la vente du printemps 2003, ces « correspondances intimes », ce « tableau vivant » vont disparaître. Au diable les « panoramas intérieurs », c’est Breton que l’on disperse ! Il me semblait pourtant avoir compris avec le surréalisme que l’homme n’était rien sans ses « panoramas intérieurs ». Qu’on enterre cette idée-là aux dépens de son inventeur démontre tout le cynisme de notre époque.

On a aussi le sentiment que les « grandes » institutions culturelles françaises, vu leur peu d’empressement, depuis tant d’années, à bouger positivement autour des collections  de la rue Fontaine, génèrent de l’inertie à vous faire froid dans le dos. On nous dit (extrait de l’article du Monde) que « la conservation sur place (des collections de la rue Fontaine) n’était pas possible », et que « la configuration de l’endroit rendait pratiquement impossible l’ouverture au public ». Evidemment, si l’on reste enfermé dans les schémas de la culture-spectacle-objet de consommation, autrement dit des « grosses » expos dont le succès n’est plus mesuré qu’à la longueur des files d’attentes sur les trottoirs parisiens, il est impossible d’imaginer une solution adaptée à un lieu comme le 42 rue Fontaine. Faire preuve en l’occurrence d’aussi peu d’esprit d’invention est à verser au crédit de l’incompétence.

La réalité est que les « institutions », à force d’élever des murailles entre la poésie et la vie, se sont mises dans l’impossibilité de penser quelque solution que ce soit à ce type de problème. C’est peut-être cela, aujourd’hui, l’exception culturelle française…

Et pour en finir avec nos sinistres, encore ceci : y a-t-il eu, de la part des pouvoirs publics et de leurs institutions, réelle motivation pour sauver le patrimoine du surréalisme ? Je ne suis pas dans le secret des dieux, donc je me contente de m’interroger. Et cette question, je me la pose sérieusement pour la raison suivante. De deux choses l’une :

1) soit l’on considère l’œuvre d’André Breton (et, par extension, le surréalisme) comme partie intégrante de notre héritage culturel en ce qu’elle constitue une page majeure de l’histoire des arts et de la poésie, et le 42 rue Fontaine vaut d’être préservé dans la forme même que lui avait donnée son concepteur. Auquel cas, il n’y a pas à tergiverser. Quand on veut, on peut.

2) soit l’on ne considère pas André Breton (et, par extension, le surréalisme) comme suffisamment important pour consentir un quelconque effort. Ce que je crains. N’oublions pas que l’institution est capable de tolérer à la direction du musée Picasso un Jean Clair, le même qui dénonçait dans le quotidien Le Monde du 21 novembre 2001 la responsabilité des surréalistes dans l’attentat du 11 septembre contre le World Trade Center de New York ! Que peut-on attendre de cette engeance-là ?

Oui, il y avait à inventer, pour sauver la rue Fontaine, une manière de préserver une mémoire. Sans céder à la tentation d’élever un culte à son occupant. Un mausolée Breton ? Risible ! (et Breton au panthéon, ça n’aurait rien changé au problème !). L’occasion était belle. Elle aurait même pu faire école pour d’autres lieux et ainsi nourrir une réflexion à partir des expériences en cours sur la conservation de lieux comme éléments constituants d’un patrimoine culturel. Il existe déjà des maisons d’écrivains, en France. Encore faut-il, quand est haut perché sur ses certitudes, manifester à leur égard un minimum de curiosité…

Sauver l’appartement de la rue Fontaine et son contenu ? D’accord bien sûr pour pétitionner, manifester. D’accord pour mettre le doigt là où ça fait mal, je veux dire : dénoncer tout ce qui fait qu’aujourd’hui, une telle vente aux enchères est possible. Le XXIème siècle commence bien : André Breton est à l’encan ! « A quoi bon des poètes en un temps de manque ? », s’interrogeait Holderlin. N’est-ce pas le moment de reposer la question ? Et d’y répondre.